Londres, l’une des capitales mondiales de la mode, est aussi un repaire d’activistes décidés à lutter contre une industrie du textile hyper polluante et aux pratiques sociales dramatiques. Créateurs, ONG, activistes disent stop aux fringues jetables.
“La mode fonctionne comme un miroir de l’époque, et le reflet qu’elle nous renvoie est monstrueux.” Depuis son atelier situé dans le quartier de Shoreditch, à Londres, Nin Castle travaille à embellir ce reflet en dessinant les modèles de sa marque The Goodone.
Chaque pièce est fabriquée à environ 750 exemplaires, entre la Grande-Bretagne et la Bulgarie, à partir de laine recyclée, de coton bio et de chutes de tissus de l’industrie textile. Du pull à 85 euros à la veste à 272 euros, elle conjugue l’exigence éthique et la vente au grand public, grâce à des distributeurs comme la chaîne Top Shop.
Cette créatrice fait partie d’un nouveau cercle d’activistes dont Londres est l’épicentre. C’est en Grande-Bretagne qu’est née l’industrie textile au XVIIIe siècle ; c’est aujourd’hui dans sa capitale que fleurissent des alternatives aux dérives de ce secteur. Créateurs, activistes, ONG… y œuvrent à ralentir la cadence d’une machine devenue folle.
Non loin de leurs bureaux, boutiques et ateliers de création, les grandes chaînes de vêtements crachent du tissu low cost en continu. Bienvenue dans la “fast fashion”, à raison de quatre, voire six collections par an et par marque, écoulées de Londres à Pékin.
Au total, 80 milliards d’unités sont fabriquées chaque année, soit 40 % de plus qu’il y a vingt ans, pour un chiffre d’affaires à l’exportation de près de… 700 milliards d’euros. Le secteur de l’habillement est le deuxième plus gros pollueur de la planète derrière l’industrie pétrolière – qui alimente en partie nos garde-robes en polyester.
Le coton à usage vestimentaire est coupable de 25 % de la pollution mondiale aux pesticides. Pour fabriquer un T-shirt, il faut 2 700 litres d’eau ! Sur le plan humain, le tableau est tout aussi sombre. Soixante millions d’ouvriers – 85 % de femmes –, dont les salaires et les conditions de travail sont parmi les plus honteux de la planète.
Peser sur les grands groupes
Si le marasme est planétaire, les solutions sont aussi locales et singulières que les personnalités qui les portent. Pourquoi à Londres plus qu’ailleurs ? “Ici, la créativité et l’excentricité vestimentaires sont encouragées ; c’est ici que naissent les tendances”, avance Clare Farrell, activiste et fondatrice de la marque No Such Thing.
Ensuite, parce que peser sur l’industrie du vêtement y est plus aisé. “Les sièges de nombreux grands groupes industriels sont dans la capitale”, rappelle Dominique Muller, directrice de Labour Behind the Label, une ONG fondée en 2002 qui organise des campagnes d’information pour les droits des travailleurs de l’industrie textile dans le monde.
“En coordonnant syndicats, ONG et usines des pays d’Asie, où les marques ont leurs chaînes de production, nous cherchons à imposer un cadre juridique. Top Shop, Mark & Spencer, H&M fonctionnent ensuite comme des locomotives en entraînant l’ensemble du secteur.”
Les Britanniques, ajoute Dominique Muller, sont plus sensibilisés aux enjeux éthiques de la mode que leurs voisins européens. De l’actrice Emma Watson, devenue l’ambassadrice des couturiers éthiques sur les tapis rouges, à Stella McCartney qui s’est fait la porte-parole de l’écologie dans la haute couture, en passant par le succès, en 2015, du documentaire The True Cost, d’Andrew Morgan, sur les ravages de l’industrie textile, la notion de mode éthique a depuis longtemps dépassé les colonnes de la rubrique “Environment” du quotidien The Guardian.
Dans l’un des pays rois du shopping, la prise de conscience est en marche, assure Orsola de Castro, cofondatrice de Fashion Revolution, une ONG qui œuvre à révéler les pratiques opaques de l’industrie.
Professeur de mode à Central St Martins, elle observe que, depuis une dizaine d’années, les étudiants intègrent de nouvelles façons de travailler, face à une industrie dont ils ne partagent plus les valeurs : “Ils sont exigeants sur la provenance des tissus, privilégient des ateliers d’assemblage locaux et réfléchissent à des filières de vente où ils peuvent avoir un droit de regard“.
Selon l’enseignante, le qualificatif “éthique” ne doit pas rester qu’un mot-valise : on peut l’appliquer à toutes les étapes de la réalisation d’un vêtement, de la culture du coton à la fabrication des tissus, jusqu’aux chaînes d’assemblage en Chine et aux centres de recyclage.
Embarquer les consommateurs
En 2013, la catastrophe du Rana Plaza, cette usine dont l’effondrement a entraîné la mort de 1 134 ouvriers au Bangladesh, a révélé au grand public l’un des aspects tragiques de la fast fashion. C’était là que les marques comme Zara ou H&M sous-traitaient intégralement la fabrication de leurs collections.
C’est toujours de ces pays d’Asie, Chine, Vietnam, Inde que provient la quasi-intégralité de nos garde-robes. Mais les ONG n’ont pas attendu cette catastrophe médiatisée pour agir.
Labour Behind the Label, une coopérative créée en 2002, s’est constituée en lobby des conditions de travail des ouvriers du textile. Ses opérations de communication, qui s’appuient sur ses études de terrain, visent aussi bien les consommateurs, les industriels que le monde politique, afin d’encourager l’encadrement de la production et des conditions de travail.
Pour embarquer les consommateurs dans ce combat, les nouvelles technologies ont été d’un grand secours. En 2015, Alisha Miranda, directrice d’I.G. Advisors, une entreprise de consulting en économie durable, réunit 26 000 euros sur Kickstarter pour lancer l’application gratuite NotMyStyle.
Elle permet de vérifier que le fabricant du pull que l’on s’apprête à acheter a bien communiqué la liste de ses sous-traitants, n’emploie pas d’enfants, accepte la syndicalisation de ses ouvriers… Deux ans après le lancement de l’application, les choses bougent : “Nous évaluons 100 grandes marques, explique Alisha Miranda. À nos débuts, seulement dix marques livraient leur liste de sous-traitants, aujourd’hui, elles sont 37″. Dont Benetton, Cos, Gap ou Uniqlo.
Initiatives louables… Mais insuffisantes
Autre ONG très active : Traid, dont les 1 500 banques de collecte de vêtements sont disséminées dans la capitale. Les pièces sont ensuite triées, sélectionnées puis vendues dans 11 magasins.
Si les friperies sont nombreuses à Londres, Traid se distingue par ses espaces épurés, la qualité et le style des vêtements de marque qu’elle écoule. Et par le reversement de ses bénéfices à des projets permettant d’améliorer les conditions de travail des ouvriers du textile, ou de rendre les modes de production moins nocifs pour l’environnement.
En Inde, dans la région de Madhyapradesh, Traid a, par exemple, injecté 110 000 euros dans une production de coton sans OGM. De plus, elle est la seule ONG britannique à proposer un programme d’éducation de la maternelle au lycée. Il suffit, pour les établissements, d’en faire la demande.
“La mode est un sujet fantastique pour attirer l’attention des jeunes. Ils ne sont jamais indifférents aux vêtements qu’ils portent, souligne Lyla Reynolds,responsable de la branche éducation de l’ONG. Par exemple, on atténue l’image négative que peuvent avoir les vêtements d’occasion en leur donnant une somme qu’ils peuvent dépenser dans nos magasins. Certains reviennent ! ”
“Ce mouvement de la fast fashion est réversible, veut croire Ruby Hoette, théoricienne de la mode, créatrice et responsable du master Fashion à l’université de Goldsmiths. Il y a cinquante ans, nous avions une attitude plus respectueuse envers les vêtements qui étaient raccommodés et conservés plus longtemps.”
L’adoption d’une nouvelle philosophie vestimentaire pourrait même être le prélude à un changement plus global dans notre consommation. Mais d’abord, il faut se réapproprier la mode et son lexique.
C’est pourquoi Ruby Hoette tenait à ce que le master qu’elle dirige s’intitule “mode”, et non pas “mode éthique”, un terme “détourné par les grandes marques qui produisent des collections éthiques capsules ou proposent des points de dépôt pour le recyclage sans transformer profondément leur pratique”.
Des initiatives louables mais insuffisantes, estiment les activistes de la slow fashion, qui dénoncent l’hypocrisie d’une industrie capable de s’approprier n’importe quelle tendance, pourvu que cela se solde par des ventes.
Toutefois, “question transparence et traçabilité, ce sont ces grandes enseignes qui ont le plus progressé”, reconnaît Alisha Miranda. Celles dont les marges de profit sont les plus importantes sont aussi les plus réceptives à la pression des consommateurs.
“La mode est par essence performative, radicale et politique!, proclame la créatrice de mode Clare Farrell. Il suffit de s’en saisir pour agir.”